3. Vers les ténèbres

 

 

Trainant dans son sillage son gros sac rouge, dont une poignée était arrachée.

Luce cherchait sa chambre. Les murs du couloir étouffant étaient d’un gris ardoise poussiéreux. Il régnait un silence étrange que seul rompait le ronronnement des lampes à fluorescence qui jalonnaient le plafond parsemé de taches d’humidité.

Le plus étonnant, c’était toutes ces portes closes. À Dover, la jeune fille regrettait de ne pas avoir davantage d’intimité, un peu de répit, avec ces fêtes improvisées à n’importe quelle heure du jour et de la nuit… Pas moyen d’entrer dans une pièce sans trébucher sur un groupe de filles assises en tailleur, vêtues du même jean, ou sans bousculer un couple enlacé contre le mur.

À Sword & Cross, par contre… Tout le monde buchait déjà sur son devoir trimestriel de trente pages. Ou alors, les mondanités se déroulaient à huis clos…

Ces portes valaient d’ailleurs le détour. Si les élèves de Sword & Cross ne manquaient déjà pas de ressources pour détourner le code vestimentaire, ils se montraient franchement ingénieux pour ce qui était de personnaliser leur espace. Luce venait en effet de passer devant un rideau de perles et un tapis détecteur de mouvements qui l’avait encouragée à « dégager vite fait ».

Elle s’arrêta devant la seule porte neutre du bâtiment celle de la chambre 63.

« La douceur du foyer, tu parle ! » se dit Luce en cherchant sa clé dans la poche avant de son sac à dos. Au moment d’entrer dans sa cellule, elle respira un grand coup.

Ce n’était pas si mal, du moins pas aussi terrible qu’elle le redoutait. Elle avait une fenêtre de dimensions correctes qui s’ouvrait pour laisser entrer l’air nocturne, moins étouffant. Au-delà des barreaux, la vue sur le parc, au clair de lune, ne manquait pas d’intérêt, à condition d’oublier un peu le cimetière qui s’étendait au-delà. Luce disposait d’un placard, d’un petit lavabo, et d’un bureau, pour travailler. En y réfléchissant, l’élément le plus triste de la pièce était sans doute son propre reflet dans le miroir, derrière la porte.

Luce détourna vite les yeux. Elle n’imaginait que trop bien son visage aux traits, pincés, ses yeux noisette pleins de stress, sa chevelure digne du caniche nain hystérique de sa famille après un orage. Le pull de Penn pendait comme un sac de pommes de terre sur sa carcasse tremblante.

Ses cours de l’après-midi ne s’étaient pas mieux déroulés que ceux du matin.

Comme elle le craignait, tout le monde l’appelait Pâté de viande, et, à l’image du pâté, ce surnom lui promettait de lui coller à la peau.

Elle avait envie de défaire ses bagages, de transformer cette chambre 63 quelconque en son espace personnel, ou elle pourrait se réfugier en cas de besoin, et se sentir à l’aise. Mais elle se contenta d’ouvrir la fermeture à glissière de son sac. Abattue, elle s’écroula sur le lit. elle se sentait si loin de chez elle... Vingt-deux minutes de voiture séparaient la porte blanchie à la chaux un peu déglinguée de sa cuisine de la grille rouillée de Sword & Cross. Une éternité, désormais.

Ce matin-là, durant la première moitié du trajet silencieux, avec ses parents, ils avaient traversé des banlieues calmes et résidentielles. Puis ils avaient franchi l’autoroute en direction de la côte. Les palétuviers qui marquaient l’entrée des marécages s’étaient rapidement clairsemés. Les quinze derniers kilomètres de route furent lugubres. Tout était d’un brun grisâtre, informe, désolé... Chez elle, à Thunderbolt, les gens plaisantaient volontiers sur l’étrange odeur de moisi qui flottait ici. Quand sa voiture commençait à empester la vase, disait-on, c’était qu’on avait atteint les marais.

Bien qu’ayant grandi à Thunderbolt, Luce connaissait mal la région, la plus orientale du comté. Lorsqu’elle était enfant, il n’y avait aucune raison de s’y rendre : commerces, écoles, famille se trouvaient surtout à l’ouest. La partie est était moins développée, voilà tout.

Ses parents lui manquaient. Ils avaient collé un Post-it sur le premier T-shirt, dans son sac : « On t’aime. Et n’oublie pas : une Price ne s’écroule jamais ! » Sa chambre, qui donnait sur les plants de tomates de son père, lui manquait. Sans parler de Callie. Son amie avait dû lui envoyer au moins une dizaine de SMS qu’elle ne lirait jamais.

Trevor lui manquait aussi... Enfin, ce n’était pas exactement cela : elle avait la nostalgie de ce qu’elle avait ressenti dès qu’elle avait commencé à discuter avec lui. Avoir quelqu’un à qui penser, quand elle n’arrivait pas à dormir la nuit, un prénom à griffonner bêtement dans ses cahiers. En vérité, Luce et Trevor n’avaient jamais eu l’occasion de se connaître vraiment. Le seul souvenir qu’il lui restait était la photo que Callie avait prise à son insu, de l’autre côté du terrain de football, entre deux séries de pompes, Trevor et Luce avaient bavardé pendant quinze secondes de... pompes. Et leur unique rendez-vous n’avait été en réalité qu’une heure volée, durant laquelle il l’avait entraînée à l’écart des autres. Une heure qu’elle regretterait sa vie entière...

Cela avait commencé de façon assez innocente par une promenade à deux, au bord du lac. Très vite, hélas ! Luce avait senti les ombres planer au-dessus de sa tête. Dès que les lèvres de Trevor avaient effleuré les siennes, une onde de chaleur l’avait envahie. Trevor avait écarquillé les yeux de terreur... Et en quelques secondes, tout était parti en fumée.

Luce roula sur le côté, le visage enfoui dans le creux de son bras. Elle avait passé des mois à pleurer la mort de Trevor, et voilà que, dans cette chambre inconnue, allongée sur un matelas dont les ressorts lui meurtrissaient déjà le dos, elle prenait enfin conscience de la futilité égoïste de tout cela. Elle ne connaissait pas Trevor davantage que... Cam, par exemple.

En entendant toquer à la porte, elle se redressa d’un bon. Qui pouvait savoir qu’elle était là ? À pas de loup, elle alla ouvrir et passa la tête dans l’entrebâillement. Personne. Elle n’avait même pas entendu de bruit de pas.

Rien n’indiquait que quelqu’un venait de frapper...

… À part l’avion en papier punaisé au panneau de liège, près de la porte. Luce sourit en voyant son nom inscrit au marqueur noir, sur une aile. Le message se réduisait à une flèche noire désignant l’extrémité du couloir.

Certes, Arriane l’avait invitée à venir la voir, dans la soirée. Mais c’était avant l’incident du réfectoire, avec Molly. Scrutant le couloir désert, Luce hésita.

Devait-elle suivre cette mystérieuse flèche ? Puis elle observa son sac de voyage toujours pas déballé. À quoi bon se morfondre, après tout ? Elle haussa les épaules, verrouilla sa chambre et glissa la clé dans sa poche avant de s’éloigner.

De l’autre côté du couloir, elle s’arrêta devant une porte pour examiner un immense poster de Sonny Terry, formidable harmoniciste de blues, aveugle, qu’elle avait découvert dans la collection de vieux vinyles de son père. Elle se pencha pour lire le nom inscrit sur le panneau de liège. Ô stupeur : c’était la chambre de Roland Sparks ! Un peu bêtement, elle se demanda s’il y avait une chance pour que Daniel soit chez Roland. Dans ce cas, seul un panneau de bois les séparait...

Un bourdonnement fit sursauter la jeune fille, qui repéra aussitôt une caméra de surveillance fichée dans le mur, au-dessus de l’entrée. Les fameuses « rouges ». Au moindre de ses mouvements, le dispositif zoomait sur elle. Elle recula, un peu honteuse. Heureusement, il n’existait encore aucun appareil capable de deviner pourquoi. De toute façon, elle était venue voir Arriane, dont la chambre se trouvait juste en face de celle de Roland.

La porte d’Arriane était touchante. Le panneau de bois était tapissé d’autocollants, imprimés ou réalisés à la main. Il y en avait tant qu’ils se chevauchaient, entremêlant des messages parfois contradictoires. Luce sourit.

Elle imaginait bien Arriane récoltant sans distinction tous ces autocollants de voiture (VIVE LES MÉCHANTS… MA FILLE EST UNE ÉLÈVE NULLE DE SWORD & CROSS… NON A LA LOI 666) avant de les placarder au hasard, mais avec application, sur sa porte.

Luce aurait pu passer des heures à s’amuser ainsi, mais elle se sentait un peu gênée de rester plantée là, sans être totalement certaine d’avoir été invitée.

C’est alors qu’elle remarqua un second avion en papier, qu’elle ôta du panneau :

 

Luce chérie,

Si tu es venue, bravo ! On va bien s’entendre. Si tu m’as posé un lapin : bas les pattes, Roland ! C’est mon courrier perso. Combien de fois faudra-t-il que je te le répète, nom de Zeus ?

Bref, je sais que je t’avais dit de venir, ce soir, mais j’ai dû passer direct de ma récré chez l’infirmière (c’est le bon côté de mon traitement au Taser) à un cours de biologie de rattrapage avec l’Albatros. Donc… on remet ça à une autre fois ?

Bises psychotiques

A.

 

Ce message laissa Luce perplexe. Elle était soulagée, d’apprendre qu’Arriane avait reçu des soins, mais elle aurait préféré s’assurer en personne qu’elle allait mieux. Elle voulait entendre sa voix désinvolte pour se faire une idée de ce qui s’était déroulé. Les événements de la journée lui parurent encore plus déroutants. Une sourde panique l’envahit : elle se retrouvait toute seule, à la nuit tombée, à Sword & Cross.

Derrière elle, une porte s’entrebâilla. Un rai de lumière blanche apparut sur le sol, sous les pieds de la jeune fille. Elle entendit de la musique à l’intérieur.

— Qu’est-ce que tu fais là ?

Roland apparut sur le pas de sa porte, vêtu d’un T-shirt blanc déchiré et d’un jean. Ses dreadlocks étaient retenus par un élastique jaune, au sommet de la tête, et il tenait un harmonica devant sa bouche.

— Je suis venue voir Arriane, répondit Luce en s’efforçant de ne pas regarder s’il y avait quelqu’un d’autre dans la chambre. On devait…

— Y’a personne, dit-il mystérieusement.

Voulait-il parler d’Arriane ou des autres élèves du bâtiment ? Sans quitter la jeune fille des yeux, il joua quelques mesures à l’harmonica. Puis il ouvrit la porte en grand en arquant les sourcils. L’invitait-il à entrer ?

— En fait, je passais juste par là en allant à la bibliothèque, mentit-elle en tournant les talons. J’ai un bouquin à emprunter.

— Luce ! appela Roland.

Elle fit volte-face. Ils n’avaient pas été officiellement présentés, et elle ne s’attendait pas à ce qu’il connaisse son nom. Il lui sourit et désigna la direction opposée à l’aide de son harmonica.

— La bibliothèque, c’est de ce côté, annonça-t-il en croisant les bras. N’oublie pas de faire un tour dans les collections spéciales, dans l’aile est. Ça vaut le coup.

— Merci, lâcha Luce, sincèrement reconnaissante.

Roland avait l’air vraiment sympa. Tandis qu’elle s’éloignait, il agita la main et joua deux ou trois accords. S’il l’avait troublée, au départ, c’était sans doute parce qu’il était l’ami de Daniel. Visiblement, il pouvait être très cool. Le cœur plus léger, Luce parcourut le couloir. D’abord, le message d’Arriane lui avait paru un peu sarcastique, ensuite elle avait échangé quelques mots sans agressivité avec Roland Sparks, et enfin, elle avait l’intention de visiter la bibliothèque. Les choses s’arrangeaient un peu.

À l’extrémité du couloir, là où le bâtiment formait un coude en direction de l’aile où se trouvait la bibliothèque, Luce passa devant la seule porte entrebâillée de l’étage. Elle était simplement peinte en noir. En s’approchant, la jeune fille entendit du heavy métal. Elle n’eut même pas à s’arrêter pour lire le nom de l’occupant : Molly.

Luce hâta le pas. Chaque contact de ses bottes noires sur le lino lui semblait assourdissant. Elle ne se rendit compte qu’elle avait retenu son souffle qu’après avoir franchi le seuil de la bibliothèque, quand elle poussa un soupir.

En balayant les rayonnages du regard, la jeune fille se senti mieux. Elle aimait cette odeur de poussière et de renfermé, et le doux son des pages que l’on tourne. La bibliothèque de Dover avait toujours été son refuge. Celle-ci lui procurerait sans doute le même sentiment de sécurité. Elle souffla de nouveau.

Elle avait peine à croire qu’elle se trouvait à Sword & Cross. C’était presque… en fait, c’était un lieu accueillant.

Sous le haut plafond, les murs étaient tapissés d’acajou avec. D’un côté, une cheminée en briques. Des lampes vertes rétro éclairaient de longues tables en bois, et les rayonnages semblaient se prolonger à l’infini. Luce foula un tapis persan qui étouffa le bruit de ses pas.

Plusieurs élèves dont Luce ne connaissait pas le nom travaillaient, penchés sur leur livre. Dans cette posture, même plus rebelles semblaient moins menaçants.

Elle s’approcha de l’accueil, un vaste bureau circulaire qui trônait au milieu de la salle. Les livres et documents épars créaient ne atmosphère à la fois studieuse et désordonnée qui rappela à Luce la maison de ses parents. Les piles d’ouvrages étaient si hautes qu’elle faillit ne pas voir la bibliothécaire qui se cachait derrière. Elle feuilletait un dossier avec l’énergie d’un chercheur d’or. En découvrant Luce, elle leva la tête.

— Bonjour ! lança-t-elle avec un sourire.

Ses cheveux argentés scintillaient dans la lumière douce, elle avait un visage à la fois mûr et juvénile, une peau claire presque incandescente, des yeux noirs très vifs et un petit nez pointu. En s’adressant à Luce, elle releva les manches de son pull blanc en cachemire, révélant les innombrables bracelets de perles qu’elle portait aux deux poignets.

— Je peux t’aider ? chuchota-t-elle d’un ton enjoué.

Luce se sentit aussitôt à l’aise. Elle jeta un coup d’œil sur la plaque indiquant son nom : Sophia Bliss. Si seulement elle avait une requête à faire ! Mme Bliss était la première personne d’autorité dont elle aurait aimé obtenir des conseils.

Mais elle était seulement venue visiter les lieux... elle se rappela le conseil de Roland.

— Je suis nouvelle, expliqua-t-elle. Je m’appelle Lucinda Price. Pourriez-vous m’indiquer l’aile est ?

Son sourire lui signifia qu’elle reconnaissait en Luce une lectrice assidue. La jeune fille produisait toujours cet effet sur les bibliothécaires.

— C’est par là, répondit-Elle en désignant une rangée de hautes vitrines, à l’autre extrémité de la salle. On m’appelle Mlle Sophia, et, si j’en crois mes listes, tu es inscrite à mon cours de théologie, le mardi et le jeudi. On va bien s’amuser ! (Elle lui fit un clin d’œil.) En attendant, si tu as besoin de quelque chose, je suis là. Ravie d’avoir fait ta connaissance, Luce.

La jeune fille la remercia d’un sourire et lui assura qu’elle la reverrait avec plaisir le lendemain, en cours, avant de se diriger vers les vitrines. Alors, seulement, elle s’interrogea sur la familiarité étrange de Mlle Sophia.

En passant entre les élégants rayonnages, elle sentit une masse sombre et macabre voler au-dessus de sa tête et leva les yeux.

Non. Pas ici. Pitié… Que j’aie au moins un endroit tranquille…

Quand les ombres se manifestaient, Luce ne savait jamais exactement où elles s’arrêteraient, ni au bout de combien île temps elles reviendraient.

 

C’était bizarre... Quelque chose avait changé. Luce était terrifiée, certes, mais elle n’avait pas froid. En fait, elle avait même un peu chaud, alors qu’il faisait tout juste bon, dans la bibliothèque... Puis elle aperçut Daniel de dos.

Face à la fenêtre, il était penché sur un présentoir portant l’inscription « collections spéciales » en lettres blanches. Les manches de son blouson en cuir usé étaient remontées jusqu’aux coudes. Ses cheveux blonds scintillaient dans la lumière. Il avait beau avoir les épaules voutées, Luce eut envie de se blottir contre lui. Chassant vite cette idée de son esprit, elle se hissa sur la pointe des pieds pour mieux le voir. Elle n’en était pas certaine, mais il semblait dessiner.

Elle observa le léger mouvement de son corps, tandis qu’il traçait ses traits. Ses entrailles s’enflammèrent, comme si elle avait avalé un aliment brûlant. Sans savoir pourquoi, et en dépit de toute raison, elle avait l’intuition qu’il esquissait son portrait.

Mieux valait ne pas s’approcher de lui... Après tout, elle ne le connaissait même pas ! Elle ne lui avait jamais parlé. Leurs échanges se cantonnaient, pour l’heure, à un doigt d’honneur et quelques regards hostiles. Pourtant elle eut soudain très envie de découvrir ce qui figurait sur son carnet.

La réponse la frappa de plein fouet. Son rêve de la veille ! Elle eut une sorte de flash : il était tard, par une nuit froide et humide. Vêtue d’un vêtement long et fluide. Elle était appuyée contre une fenêtre ornée d’un rideau, dans une pièce inconnue. La seule autre personne présente était un homme... un garçon, dont elle n’avait jamais le visage. Il traçait son portrait sur un bloc de papier épais. Ses cheveux, son cou, le contour précis de son profil… Trop intriguée pour se détourner, elle resta derrière lui, de peur qu’il se sache épié.

Luce sursauta en sentant un pincement sur son épaule. Puis une masse flotta au-dessus de sa tête. L’ombre avait ressurgi, noire et épaisse comme un rideau.

Les battements de son cœur s’amplifièrent à tel point que leur son couvrit le bruissement de l’ombre. Daniel leva les yeux de son dessin, vers l’endroit précis où planait l’ombre, mais il ne sursauta pas comme Luce.

Normal. Il ne voyait pas les ombres, lui. Il regarda tranquillement par la fenêtre.

La chaleur augmenta d’un cran. Elle était désormais si proche de lui qu’il ne pouvait que ressentir l’onde qu’elle dégageait.

Le plus discrètement possible, Luce tenta de jeter un œil par-dessus l’épaule de Daniel. L’espace d’une seconde, elle discerna la courbe de son propre cou, tracée au crayon sur le papier. Elle cligna les yeux, et lorsqu’elle les posa de nouveau sur la feuille, sa gorge se noua.

C’était un paysage. Avec une grande précision, Daniel représentait le cimetière.

Rien ne l’avait jamais attristée à ce point. Elle ignorait pourquoi. C’était insensé.

Comment pouvait-Elle s’attendre à ce que sa prémonition se réalise ? Il n’y avait aucune raison pour que Daniel la dessine. Pas plus qu’il n’avait eu de raison de lui faire un doigt d’honneur, ce matin-là. Cependant…

— Qu’est-ce que tu fais là ? demanda-t-il.

Il avait refermé son carnet et la considérait avec gravité, les lèvres pincées, les yeux gris dans le vague. Il ne semblait pas en colère, mais épuisé.

— Je suis venue emprunter un livre des collections spéciales, répondit-elle d’une voix tremblante.

En scrutant les alentours, elle comprit sa bévue. Les collections spéciales n’étaient autre qu’un espace ouvert proposant une exposition d’art consacrée à la guerre de Sécession. Daniel et elle étaient entourés de bustes en bronze de héros de la guerre et de vitrines pleines de documents et de cartes des confédérés. C’était la seule partie de la bibliothèque où il n’y avait pas un livre à emprunter.

— Bonne chance, répondit-il en rouvrant son carnet, comme pour la congédier.

Gênée, Luce aurait aimé s’en aller, mais les ombres rôdaient. Étrangement, elle les supportait mieux, en présence de Daniel. Cela n’avait pas de sens. Comme s’il pouvait faire quelque chose pour l’en protéger..

Voyant qu’elle restait clouée sur place, il leva les yeux vers elle et soupira.

— Tu apprécies que les gens se faufilent vers toi douce ?

Luce pensa aux ombres et à ce qu’elles étaient en train de lui infliger. Sans réfléchir, elle secoua la tête pour dire non.

— Alors on est deux, dit-il.

Il se racla la gorge et la fixa, histoire de bien lui signifier qu’elle était de trop.

Peut-être ferait-elle mieux de lui expliquer qu’elle avait un peu le tournis et qu’elle avait besoin de s’asseoir un instant.

— Écoute, est-ce que je peux…

Mais Daniel prit son carnet et se redressa.

— Je suis venu ici pour m’échapper, coupa-t-il. Si tu ne veux pas partir, c’est moi qui m’en vais.

Il glissa son carnet dans son sac à dos. Lorsqu’il croisa la jeune fille, leurs épaules se frôlèrent. Malgré leurs vêtements, ce contact furtif suffit à envoyer une décharge électrique dans le corps de Luce.

L’espace d’une seconde, Daniel demeura immobile, lui aussi. Puis ils se firent face. Luce ouvrit la bouche mais, avant qu’elle puisse prononcer un mot, Daniel tourna les talons et s’éloigna rapidement vers la sortie. Luce regarda les ombres flotter au-dessus de sa tête. Elles formèrent un tourbillon avant de filer par la fenêtre, dans la nuit.

Elles laissèrent une vague de froid dans leur sillage. Luce frémit. Elle s’attarda ensuite au milieu des collections spéciales, en touchant son épaule là où Daniel l’avait frôlée, tandis que la chaleur s’évanouissait.